journal de bord

Haïti, 24 novembre 2004
(…) Ambassade de France. Quartier pourri où les chimères peuvent sortir de nulle part à tout moment et tirer... comme ça… juste comme ça… Mme C.. nous a virés de l’ambassade, pas contente du tout qu’elle était ! Nous sommes sur le trottoir, devant l’ambassade… Je ne sais plus quoi faire.
J’appelle la M.A.I. avec le portable de notre logeuse. La femme me confirme que l’accord est parti il y a deux jours… Elle comprend que la situation est critique et me propose de faxer une copie de l’accord à Mme C.. et une autre au service des étrangers à Cayenne. Je raccroche et attends… il faut que je me calme… le temps presse l’avion décolle dans deux heures… Mes idées vont et viennent… Timothé ne lâche pas la main d’E.. Il pleure, peut-être sent-il que les choses ne tournent pas bien… Il a peur… Raphaël est dans mes bras, il dort, il est brûlant de fièvre… Je me demande alors, si ça commençait à tirer, comment réagirais-je ? Est-ce que j’aurai le courage de protéger Raphaël ? Au même moment, des coups de feu claquent. Je m’accroupis sur le trottoir, serrant Raphaël sur mon ventre présentant mon dos en bouclier… Comme s’il était blindé… Comme si seul mon visage, mon ventre et l’enfant étaient vulnérables… … Raphaël n’a pas bougé. Je sens qu’il respire… il doit dormir encore… la fièvre… Je lève doucement les yeux, cherchant du regard le visage du chauffeur de taxi. En arrivant, je m’étais dit qu’il serait mon point de repère. Il saura repérer, lui, comment sont les choses. Mais il reste immobile. Les jambes fléchies, une main sur le capot de sa voiture. Il se redresse doucement… Les tirs devaient être dans une rue voisine… (…)

11 juin 1994
Ma mère m'apprend la mort de P. Nous sommes à table avec mon père. Je m'aprète à quitter Nancy... Le camion est terminé, je pars demain. Petit à petit, je réalise ce qu'elle vient de me dire... En me retournant je peux voir "sa" maison... Je me souviens de l'odeur de sa bouche avinée... l'odeur acide et répugnante de son corps moite... Je me souviens de sa force... Je regarde ma mère et lui dis : "Bien fait pour sa gueule à cet enculé !" ...
Elle ne m'a rien dit... Elle aurait dû être choquée de mon langage... Elle ne m'a pas posé de question... Je lui en veut d'avoir eu peur de ma réponse !

Côte Portugaise le 21 novembre 1998
(…) Je me réveille et entends E. dire qu’on peut passer, il n’y a pas de barre. J’essaie de me redresser mais je suis au fond du cokpit, je ne peux rien voir d’autre que les étoiles. J’ai froid… ma couverture est trempée… mais si je l’enlève, j’ai encore plus froid… E. est à l’avant, il vient de démarrer le moteur et court affaler la grand voile. Peu à peu les mouvements du bateau se calment… On doit remonter un fleuve… Quand il revient, il me dit que tout va bien, qu’on va pouvoir passer la nuit ici. Je reprends courage et essaie de m’asseoir. Ma tête tourne… j’ai mal partout, la fièvre n’a pas baissée depuis deux jours malgré le jeûne et le chlorure de magnésium…
E. bloque la barre et court au mouillage. J’entends le bruit… sans doute le bruit que je préfère le plus au monde : la chaîne de l’ancre qui défile… Je me hisse sur le banc de cokpit en ramenant la couverture sur moi. Je grelotte. Je ne peux pas me tenir debout mais là, c’est bon… Demain, il descendra à terre faire les formalités et nous prendrons le temps nécessaire pour que je me retape. E. est en train de ferler la grand voile quand tout à coup des projecteurs se braquent sur nous. J’entends une voix d’homme crier quelque chose en Espagnol… J’y comprends pas grand chose… E. leur répond... Je croix qu’il leur dit qu’on va passer la nuit ici. D’après ce que je comprends, c’est la guardia civile et ils ne veulent pas que l’on reste là. Je comprends qu’il leur dit qu’il a un malade à bord et qu’il ne peut pas reprendre la mer ce soir, qu’on a besoin de dormir à l’abri... Les gardes, eux, ne veulent rien entendre.
Je me laisse glisser au fond du cokpit… j’entends E. qui tire sur le guindeau … Puis c’est son pas lourd sur le pont… J’entends le moteur… et E. jurer… Il faut que je me cale, j’ai froid, on retourne au casse pipe (…)

Le 30 mai 2004
(…) Etrange coïncidence… Etrange lien… Ils ont embarqué un rapatrié sanitaire… Le brancard est solidement arrimé, le rideau est tiré, mais depuis ma place je peux entrevoir, deviner son corps sous la couverture. Il est relié à un tas d’écrans… Tu dois l’être aussi… C’est une course contre la montre, pour lui, pour toi, pour moi… Je me dis naïvement, comme dans mes jeux d’enfants : « s’il est là, c’est que c’est un peu toi qui l’es. S’il arrive vivant, ça veut dire que tu seras encore vivante aussi…» Toute la nuit je surveille ce corps… Vais le voir sans oser m’y attarder, sans oser regarder vraiment… pudeur…. En veillant à ce que personne ne m’entende, je lui murmure : « ça va aller, tiens bon »… C’est aussi à toi que je le dis… Aujourd’hui, je n’ai pas peur que l’avion s’écrase, aujourd’hui, j’ai juste peur d’arriver trop tard (…)

le 31 mars 2004
(…) L’avion a atterri. On file à la gare de l’est. Pas de chance on a raté le train de 9h il faut attendre le prochain. Je n’ose pas téléphoner… E le fait pour moi… Je suis à l’extérieur de la cabine, je scrute le visage d’E. tout en me bouchant les oreilles comme si je voulais pas que ça arrive tout d’un coup, comme si ça allait atténuer le choc… Il raccroche et me dis juste « c’est bon ». Je suis soulagée mais il nous reste encore 3 heures avant d’arriver… Nous marchons un peu dans les rues de Paris… j’entre dans une église… Là, il y a des cierges avec un gros livre. Je lis un peu… Toutes ces souffrances, toutes ces suppliques… J’hésite puis rajoute la mienne : « faites qu’elle n’ait pas peur »…
Le train démarre enfin… C’est interminable… Nous arrivons enfin à Nancy. Je sors, cherche mon frère. Il est là, tout près, je n’ai pas le temps de lire dans son regard. Il me prend dans ses bras et murmure à mon oreille en pleurant « elle est morte il y a 10 minutes » (…)

Janvier 1999
(…) Je suis avec A. sur le ponton, on traîne à la recherche d’information sur la météo. Le grand maori néo-zélandais est là avec sa femme. J’aime sa grosse voix et ses grands gestes calmes… On papote quelques minutes : ils veulent passer panama pour retourner dans le pacifique… ben oui, comme tout le monde… Plus loin, on trouve des français… plus simple pour parler météo. Ils nous disent qu’il y a un avis de tempête au large du maroc… je sais qu’il est dedans en ce moment, mais je dis rien… Je regarde A. Il est pensif, ne rigole plus… On rentre au bateau sans rien dire… Je le sens tendu. On mange vite fait un morceau de pain avec un petit verre de son gros vin qui brûle et je l’entends qui marmonne : « Y sait naviguer le p’tiot mais bon… » J’en profite pour enfin lancer ma question (en faisant gaffe de pas en rajouter parce que si lui, il a peur, ça va me faire encore plus peur) : « qu’est-ce qu’il va faire à ton avis ? » Il tripote les miettes de pain et se voudrait rassurant : « ben rien, il va se mettre au chaud et attendre que ça passe… de toute façon, y a encore la mousse dans le mat, il peut naviguer à l’envers »… cool ! (…)

25 mars 2005
(…) j’ai récupéré Jean près de la scierie. Il repartira demain matin. Je viens de le laisser sur la natte, il voulait pas dormir sur le coussin… Il dit qu’il peut pas dormir sur du mou… Il m’a dit qu’il commence à chercher un coin pour mourir… Qu’il sent qu’il vieilli et que d’ici quelques années, il ne pourra plus trouver sa nourriture aussi facilement… La Patagonie le tenterait bien… Il veut plus retourner en Australie. Si c’était moi, je choisirai plutôt un coin chaud, lui, il rêve de la Patagonie… J’adore écouter Jean parler… Les enfants ont eu peur de lui… Il racontait son enfance, il disait que son père l’a fait enfermé quand il était ado… Mais moi je sais qu’il est pas fou, Jean. C’est juste un homme de la préhistoire ou… de l’après histoire ? Pourvu que le chien aille pas se coller à lui cette nuit, il aime pas les chiens (…)

21 Juin 98
(…) j’aime pas attraper des machoirans, ils vont toujours par deux et quand on en remonte un , l’autre l’accompagne en grognant… après, j’arrive plus à manger (…)