PHOTO à Lausanne

De jeunes artistes près du doute, loin de l'humain
LE MONDE | 01.07.05 | 12h53 • Mis à jour le 01.07.05 | 12h53
Lausanne de notre envoyée spéciale






Pour son vingtième anniversaire, le Musée de l'Elysée à Lausanne (Suisse) a choisi de regarder l'avenir. L'institution a demandé à 61 écoles d'art et de photographie du monde entier de soumettre les dossiers de dix étudiants. Les commissaires de l'exposition, William Ewing, Nathalie Herschdorfer et Jean-Christophe Blaser, ont sélectionné 50 lauréats, dont les travaux forment l'exposition "reGeneration". Au final, 350 photos sont réparties dans deux lieux d'exposition. Les Etats-Unis et l'Europe dominent, des pays comme la Russie ou l'Australie sont absents. Ces jeunes, fraîchement diplômés ou encore à l'école, ne sont pas forcément les stars de demain, mais leurs travaux donnent une idée de ce qui se pratique, actuellement, dans les écoles de photographie.


La fin de l'"instant décisif". Le hasard, le spontané n'ont pas leur place dans "reGeneration". Visiblement, les jeunes photographes ne croient plus que l'essence d'une scène puisse être exprimée en un seul clic, bien placé. "Il n'y a plus de photos sur le vif, confirme Nathalie Herschdorfer. Une photo est un projet de longue haleine, précédé d'une longue recherche, d'une réflexion poussée. Roland Barthes est bien plus souvent cité qu'Henri Cartier-Bresson."

L'abandon du noir et blanc. Le noir et blanc, souvent associé à une photographie dite "classique", a presque disparu. Seuls l'Américain Ted Partin et la Française Valérie Rouyer l'utilisent ici.

Le photojournalisme en retrait. Le photoreportage, très contesté ces deux dernières décennies, reste minoritaire. Dans "reGeneration", seuls deux artistes ont choisi cette option. Et ils intègrent à leurs images un questionnement sur la capacité de la photographie à enregistrer la réalité de cette façon. Ainsi le Suisse Matthias Bruggmann donne-t-il à voir en Irak, en même temps que la guerre, le rôle qu'y jouent les médias. "Je parle de l'événement, dit-il, mais je suis là aussi pour parler de photographie. Mon travail est à la fois une critique de l'instant décisif et un hommage. Mes photos sont moins dans l'émotion que dans la distance, et laissent au spectateur une liberté d'interprétation."

Le corps en doute. Le sexe, la sensualité et le nu sont les grands oubliés de "reGeneration". A l'heure du Botox et des images retouchées, le corps est moins pour les artistes un objet de désir qu'une enveloppe que l'on modifie à sa guise. C'est ce que montre la Française Valérie Rouyer avec une série réalisée au bloc opératoire. Le cadrage et le noir et blanc font de la chair la matière d'une sculpture aux allures d'antiquité égyptienne.

Le refus de l'intime. Nan Goldin ne semble plus faire d'émules : un seul, le Canadien Jaret Belliveau, a photographié sa famille dans un moment intime, montrant ses proches confrontés au cancer de sa mère. Les autres, même pour parler de soi, recourent souvent aux mises en scène, évacuant la confidence, l'exposition. Et parfois l'émotion.

Le portrait, un mensonge. "Les jeunes qui se consacrent au portrait, indique Nathalie Herschdorfer, le font pour interroger ce genre. Ils savent que l'apparence ne reflète pas la personnalité, et que les modèles cherchent à contrôler leur image." La Suisse Eva Lauterlein s'est acharnée, à l'aide de l'informatique, à modifier les visages de ses modèles. Au final, ses portraits sont à la limite de l'humain. "Le genre du portrait a un lourd passé, explique-t-elle. On sait que l'image est fausse, qu'elle ne donne pas l'identité. J'ai voulu inciter à s'interroger sur la représentation de soi."

La ville, un espace formel. Les jeunes photographes sont peu nombreux à sacrifier à la photographie de paysage classique. En revanche, ils ont trouvé dans l'urbanité le terrain idéal pour une expérimentation sur les formes et les couleurs. Des sites industriels, l'Allemand Josef Schultz n'a gardé que les bâtiments, sans leur environnement : spirales et cubes semblent sortir d'un jeu de Lego.

La domination du documentaire. "Une majorité de ces jeunes travaille dans la tradition du documentaire pur, remarque Nathalie Herschdorfer, mais beaucoup instillent le doute dans leurs images." La science-fiction hante ainsi les images du Suisse Milo Keller, qui a photographié un chantier de construction d'un tunnel sous les Alpes, en jouant sur les échelles et les proportions.

La force du grand format. "Ces jeunes ont tous une idée très précise de la façon dont leurs oeuvres doivent être présentées. Les photos sont des objets." Les grands et moyens formats couleurs dominent, avec des photographies sans encadrement, presque toujours contrecollées.

Le travail en séries. "Nous avons découvert, dans les dossiers des candidats, que l'image unique n'existe pas." C'est l'accumulation qui fait sens : la série de bunkers suisses de Fabrizio Leo, les avocats derrière leur bureau vus par Aimée Hoving.

L'avancée du numérique. Le numérique a conquis les jeunes photographes, mais pas au point de les faire renoncer à l'appareil traditionnel. "La plupart utilisent l'analogique pour la prise de vue, indique Mme Herschdorfer. Puis ils scannent les négatifs et travaillent l'image."

Le traitement informatique. "Pour ces artistes, il est évident que l'image est une construction . Et l'informatique est un outil comme un autre pour parvenir à atteindre ce qu'ils cherchent." L'informatique intervient parfois à la marge, pour souligner des contrastes, des couleurs : le Français Raphaël Dalaporta, dans sa série sur les orgues parisiennes, a gommé le fond pour mettre en valeur son sujet. Ou pour modifier totalement le rendu : l'Allemande Natalie Czech a superposé plusieurs images du même lieu prises à des époques différentes pour montrer les mutations des zones industrielles et urbaines.

La place de l'image et de l'artiste. "Dans de nombreux travaux, note Nathalie Herschdorfer, l'image intègre un discours sur la prédominance de l'image." Les jeunes photographes connaissent les travers de cette société de l'image et les montrent. Comme le Japonais Shigeru Takato, qui a collectionné des images de studio de télévision du monde entier, soulignant partout la même uniformité criarde.

Les étudiants sont aussi parfaitement au fait du marché de l'art contemporain. Certains ont abordé le sujet avec humour : l'Américaine Carlin Wing est partie enquêter sur la destinée de photos célèbres, signées Nan Goldin ou Thomas Ruff. Elle les a retrouvées accrochées dans des couloirs anonymes, près d'une photocopieuse, au milieu d'employés indifférents. "J'ai été nourrie au mythe de l'artiste qui se bat contre le système, sourit Carlin Wing. En définitive, ses oeuvres finissent sur les murs des salles de réunion des grandes sociétés ! Dans le monde, 90 % de l'art est acheté par les entreprises."



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"reGeneration", Musée de l'Elysée, 18, avenue de l'Elysée, Lausanne. Tél. : (41) 21-316-99-11. Tous les jours, de 11 heures à 18 heures. Et à l'Espace Arlaud, 2 bis, place de la Riponne, Lausanne. Du mercredi au vendredi, de 12 heures à 18 heures. Samedi et dimanche, de 11 heures à 17 heures. De 4 francs suisses à 8 francs suisses.
Catalogue, éd. Thames and Hudson, 224 p, 58 francs suisses.