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Le mensonge social de la constitution

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Le mensonge social de la constitution Empty Le mensonge social de la constitution

Message par marcoo Ven 29 Avr - 14:49

Par Frédéric LORDON (CNRS)

Le peuple est un enfant, c’est bien connu. On ne le conduit qu’à la crainte ou à l’espoir. C’est pourquoi il faut tantôt lui promettre, tantôt lui faire peur. Les maîtres sont là pour connaître et faire reconnaître le vrai bien. À la baguette ils indiquent la voie et orientent les immatures. La baguette européenne est formelle : par ici-oui, mais pas par là-non.
VAINES PROMESSES...

Pour aller par ici-oui, il suffit de faire confiance aux éducateurs et de bien entendre leurs promesses : davantage de droits sociaux et un vrai bouclier anti-mondialisation. Mais la promesse de « droits sociaux » sonne étrangement le creux et, même à des enfants sages, il va être difficile de la faire avaler. Si l’on voulait donner un raccourci de la nature des engagements que la Constitution accepte de prendre en la matière, il faudrait sans doute le trouver dans l’article II-75 qui stipule, bizarrement, non plus que toute personne jouit du droit au travail, mais « a le droit de travailler », et surtout que toute personne « a le droit d’exercer une profession librement choisie ou acceptée ». Impossible ici de n’être pas saisi par une sorte de vertige sociologique qui conduit à s’interroger sur la conformation d’esprit capable de faire écrire une chose pareille. Car, prototype même du droit sans force, du propos sans suite et de la parole en l’air, cette vaine déclaration semble n’avoir le choix qu’entre les hypothèses alternatives de la sottise et du cynisme ; sottise de nanti jouissant d’un métier à la hauteur de ses exigences existentielles, de sa vocation choisie, tenant son propre privilège pour le lot commun et ne concevant pas qu’il puisse en aller autrement pour d’autres ; ou bien cynisme d’une poignée de mots abandonnés sans frais à tous ceux que seule la nécessité matérielle lève le matin, mène de force à un labeur au mieux inintéressant, au pire abrutissant, parfois même pathogène, et qui, selon une expression d’une pertinence intacte, « perdent leur vie à la gagner ».

Par un tour argumentatif demeuré invariant en un siècle et demi, le libéralisme européen d’aujourd’hui remet ses pas dans les traces de son homologue des origines, et répète avec lui la dénégation de l’abîme qui sépare les libertés formelles et les libertés réelles, feignant donc de croire qu’offreurs et demandeurs de travail, égaux en droit, échangent de libres consentements pour leur plus grande satisfaction mutuelle et leurs accomplissements respectifs. Si, dans le meilleur des cas, les rédacteurs de la Constitution se sont avisés qu’il demeurait un écart entre ce droit à la « profession librement choisie » et la réalité du marché du travail, on est alors en droit de leur demander ce qu’ils ont prévu pour le réduire et n’être pas suspects d’acquis de conscience purement verbaux. Mais le silence qui fait écho à cette légitime interrogation est à peu près le même que celui renvoyé par maints autres articles de « l’avancée sociale » chaque fois qu’il leur est demandé comment ils se proposent de joindre le geste à la parole.

Entièrement énoncé sur le mode du discours qui n’engage à rien et qui ne coûte rien, « l’avancée sociale » aligne les vœux pieux, dresse des listes irréelles et imagine s’en tirer avec du rêve éveillé. L’article III-210 n’oublie aucune promesse et déclare avec le plus grand sérieux se vouer à « l’amélioration des conditions de travail », « de la protection sociale », de « la lutte contre l’exclusion », de « la santé des travailleurs », de « leur défense collective », et même de leur « protection en cas de résiliation du contrat de travail ». Prudemment toutefois, le texte limite au plus juste ses propres engagements et se contente d’initiatives aussi tonitruantes que « l’échange d’informations et de meilleures pratiques » (III-210), voire, attention les yeux, la création d’un « comité de la protection sociale », à caractère courageusement « consultatif », mais qui pourra faire mal car il a pour mission « de préparer des rapports » (III-217-b) ! Et c’est dans cet alignement de mots sans force que les partisans du oui voient le contrepoids historique au droit de la concurrence...

En toute généralité, il ne serait pas anormal, pourtant, qu’un texte de la portée d’une constitution fasse coexister des principes juridiques hétérogènes voire contradictoires. Dans la devise française, les difficultés apparaissent dès le deuxième mot - qui a du mal à cohabiter avec le premier... Si donc un texte juridique de haut niveau tolère prima facie d’être contradictoire, c’est parce que cette contradiction sera accommodée en pratique par des compromis jurisprudentiels et politiques qui révéleront les forces respectives des principes antagonistes. La question abstraite des principes en conflit ne semble alors une anomalie de logique qu’à ceux qui, restant au ras du texte, ne saisissent pas qu’elle se règlera in fine à l’aune de la force comparée.

Mais la Constitution européenne met-elle seulement en scène pareil affrontement de principes, et si oui, dans quelles conditions ? Quand bien même, par une indulgence en fait injustifiable, on accorderait aux défenseurs du oui qu’il existe bien quelque chose comme un droit social européen, il resterait à examiner les données de sa confrontation au droit de la concurrence. Or à l’encontre des ravis qui s’imaginent que des déclarations de principe passent dans la réalité du seul fait d’avoir été écrites, il faut rappeler qu’ayant partie liée avec la construction européenne depuis les origines, le droit de la concurrence a derrière lui un demi-siècle de constructions institutionnelles, de pratique politique et d’élaboration jurisprudentielle accumulées. L’honnêteté intellectuelle consisterait, dans ces conditions, à reconnaître le déséquilibre absolu des forces juridiques en présence et à donner le droit social européen pour ce qu’il est vraiment : débile à sa naissance, il ne recèle pas d’autre espoir que sa propre croissance, c’est-à-dire la perspective d’une accumulation future de force qui rendra à terme moins totalement ridicule l’idée de le faire jouer contre le droit de la concurrence.

Mais à quelle distance se situe cet horizon ? Telle est bien la question politique décisive au moment de soumettre « l’avancée sociale » à l’appréciation des électeurs autrement qu’en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes. Or poser la question munie de tous ses considérants, c’est-à-dire notamment en rappelant sur quelle profondeur historique et quel cumul de force s’appuie le droit de la concurrence, c’est y répondre ! L’horizon de la montée en puissance d’un hypothétique droit social européen est à des décennies d’ici. Résumons donc : si l’on choisit, par convention, de dater au sommet de Fontainebleau de 1984 le grand mouvement de la déréglementation européenne, il aura fallu vingt ans pour que la simple idée d’un droit social européen parvienne à trouver une trace écrite ; et tout ce que les partisans du oui ont aujourd’hui à proposer aux travailleurs européens c’est d’attendre deux ou trois décennies supplémentaires que cette trace acquière un commencement de réalité... Aussi les bons apôtres du oui font-ils irrésistiblement penser à ces économistes libéraux des années 30 qui observaient placides les dévastations de la grande dépression en certifiant, sans que le moindre doute ne vint jamais les effleurer, qu’il fallait faire confiance aux mécanismes de l’offre et de la demande, lesquels garantissaient « à long terme » le rééquilibrage endogène de tous les marchés, y compris celui du travail. Encore dans la gauche social-démocrate de l’époque se trouvait-il un Keynes capable de leur objecter que « dans le long terme nous serons tous morts »...
marcoo
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